Émission animée par Michel Bernard
Patrick MODIANO, prix Nobel
Émission réalisée avec Agnès BESSON que je remercie vivement. La note annexe N°1 présente Agnès.
Dernière émission de l’année 2014/2015. Les émissions prévues et qui n’ont pu être réalisées cette année le seront en 2015/2016 ou mises directement sur ce site.
PATRICK MODIANO né le 30 juillet 1945. Le 15e Prix Nobel de littérature pour la France. Son œuvre est traduite en 36 langues.
Je vous invite avant de réécouter ou d’écouter cette émission et à vous rendre sur Google : P. Modiano, lire la note WIKIPÉDIA et écouter son discours de Stockholm lors de la remise du Prix Nobel. Un document remarquable.
Voici les notes d’Agnès Besson
- Voix, élocution incertaine qui relèverait presque d’un handicap social, une parole empêchée, des phrases suspendues.
Émission Apostrophes sur le site de l’INA, notamment une de 1985 avec Simone Signoret.
Grand corps, grand échalas, élancé, dégingandé, une allure un peu gauche. Confronté à l’exercice du Grand Oral. - Discours de réception du Prix Nobel (une grande sincérité, pas de fausse modestie/Modiano ne prend pas la pose).
Modiano commence par sa difficulté à parler, à prendre la parole et à la tenir, et il dit ainsi que « le romancier a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.»
Et il poursuit: «Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien, souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.»
Le rapport à l’acte d’écrire, du romancier à son livre:
«Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez jamais. À mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une «œuvre». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.»
Une œuvre assez confidentielle en dépit d’une notoriété réelle. Un lectorat fidèle.
Tout romancier a un univers, une œuvre, ce sont des thèmes incessamment repris, tissés (cf. Charles Mauron, «Des métaphores obsédantes au mythe personnel», chaque œuvre est une dramatisation, une représentation de désirs, de pulsions, de tabous qui relèvent inconsciemment de l’obsessionnel).
- Biographie (le terme peut être récusé ici, Modiano dit lui-même: «J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. (…) Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres».
Modiano a écrit son autobiographie, un pédigree, paru en 2005. Il professe que le matériau biographique n’a d’intérêt que s’il est«vaporisé dans l’imaginaire».
Le roman familial (l’expression freudienne ici prend tout son sens).
- Modiano naît en 1945 d’un couple singulier pris dans l’Histoire de la guerre et de l’Occupation.
Archives télévision suisse en 1969, Modiano dit au moment où il sort son 2e roman «La Ronde de nuit» que cette période trouble, douloureuse, est son «paysage naturel», une «nuit originelle» de laquelle il est issu.
Il dira aussi qu’il a «toujours l’impression d’être une plante née du fumier de l’Occupation».
L’académie du Nobel a précisé lui avoir décerné le prix «Pour l’art de la mémoire avec lequel il a évoqué les destinées humaines les plus insaisissables et dévoilé le monde de l’Occupation».
Dans le discours de réception du Nobel, Modiano revient sur les origines de ses thèmes obsédants.
Une partie s’intitule: Paris sous l’Occupation, une ville qui «semblait absente d’elle-même».
Sa naissance: «Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.»
La mère: une actrice belge née à Anvers, Louisa Colpeyn, qui vient d’ailleurs de mourir en janvier dernier à l’âge de 96 ans. Elle jouera notamment dans «Rendez-vous de juillet» de Jacques Becker en 1949, «Bande à part» de Godard. Durant la guerre, elle quitte Anvers pour Paris en 1942 et travaillera aux studios de doublage de la compagnie Continental Films, société de production cinématographique financée par les Allemands.
Modiano la décrit comme «une jolie fille au cœur sec».
Le père: Albert Modiano est d’origine juive, mais il vivra dans le Paris interlope de la Collaboration. Il s’enrichira grâce au marché noir sous une identité d’emprunt.
Sa date de naissance, 1945: «D’être né en1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli».
Le frère cadet, Rudy, qui mourra à l’âge de 10 ans.
C’est une enfance ballottée d’un pensionnat à l’autre, d’une famille à l’autre.
(cf. Discours du Nobel: «Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m’avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse».
Et la littérature adviendra tôt dans sa vie, comme une libération vraisemblablement.
- Dimanche d’août (1986): une lecture in situ (souvenir personnel) et un texte très emblématique de l’univers de Modiano.
Un lieu romanesque: le Château d’Azur à Gairaut, propriété de l’Américain Virgil Neal, parfumeur et pharmacien, personnalité ambigüe. Crème Tokalon, personnage acoquiné avec des affairistes.
Le château est le dernier témoignage des « folies » Belle-Époque qui se mirent à partir du XIXe à orner les collines niçoises au gré des caprices de leurs richissimes commanditaires. Édifice d’un luxe inouï, directement inspiré par le style Renaissance française du château d’Azay-le-Rideau, parsemé de fantaisies décoratives extraordinaires. C’est une copie, et le thème du double, de l’imposture, du faussaire est constant chez Modiano.
Thèmes du Dimanches d’août: l’étouffement, l’enfermement, le passé, la mémoire trouée (réminiscences hasardeuses)… Et la machination, le complot, mais aussi l’illusion du réel, des décors d’opérette (comme Modiano le dit lui-même), factices, une Côte d’Azur de carton pâte…
“De jour, la pluie sur la Promenade des Anglais sur les palmiers et les immeubles clairs laissait au cœur un sentiment de tristesse.
Elle imbibait les murs et bientôt le décor d’opérette et les couleurs de pâtisserie seraient complètement détrempés.
La nuit effaçait cette désolation, grâce aux lumières et aux néons”.
Le roman a la forme d’une enquête policière, mais on sait très vite que l’épais mystère qui entoure les personnages ne se dissipera jamais, mais ce n’est pas de toute façon ce qu’on cherche. Il n’y a pas de résolution, pas de dénouement.
Ce sont des personnages en fuite, un couple réfugié à Nice, qui détiennent un diamant, La Croix du Sud.
Il y a bel et bien le réel, nous sommes à Nice (indications topographiques explicites, noms de lieux, Modiano a le goût du nom des rues, il aime la cartographie, la toponymie tout autant que les patronymes, les noms, les annuaires téléphoniques ont été une de ses sources d’inspiration: «ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles». Mais les lieux sont nimbés d’un imaginaire, d’une présence spectrale.
Et toujours dans le Discours de Stockholm il parle de l’anonymat que garantit la ville et qui permet de changer d’identité: «Les thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes.
- Conseils de lecture:
- Modiano
- Le verbatim du discours de Stockholm, texte très puissant sur la littérature
- Un pedigree (l’autobiographie)
- La Place de l’étoile (le 1er roman)
- Dora Bruder (une rue porte désormais ce nom dans le XVIIIe à Paris, une jeune fille juive déportée).
- Villa triste.
- Marie Modiano (sa fille) : Espérance mathématique (recueil de poésie).
Merci encore à Agnès d’avoir aussi accepté la publication de ces notes.
Une introduction à ce prix Nobel trop souvent méconnu. Que cette émission puisse mieux faire connaître ce prix Nobel, et aussi mieux le reconnaître.
QUATRE citations de Patrick MODIANO
- Je crois n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses romans.
- Ce que j’aime dans l’écriture, c’est plutôt la rêverie qui précède.
- Personne ne répond jamais aux questions qui vous tiennent à cœur.
- Jusque-là, tout m’a semblé si chaotique, si morcelé… mais c’est peut-être cela la vie.
Très bonnes vacances
Michel Bernard le 27/06/2015
Ne pas oublier
Les 10,11, 12, 13 septembre 2015, Colloque Mouans Sartoux, le 25e !, Art Double Cerveau
En septembre 2015, Edgar MORIN rend hommage à Gorges Friedmann à CABRIS !
NOTE 1 sur Agnès BESSON:
Née en 1967, elle vit dans l’arrière-pays, à Valbonne, depuis 2007.
Docteur en philosophie : Thèse soutenue à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sous le titre
« Itinéraires cosmologiques/Une métaphysique au féminin » (sous la direction de Françoise Bonardel).
Actuellement, chargée de cours à l’UFR LASH de l’Université de Nice Sophia-Antipolis et au Centre National de la Fonction Publique Territoriale > (CNFPT).
Publications : « Lou Andreas-Salomé », « Catherine Pozzi », « Deux femmes au miroir de la modernité », éd. L’Harmattan (coll. Ouverture philosophique, mars 2010),
« Cherchez la femme – Nature et prédominance d’un régime de pensée philosophique », MAGPHILO n°29 « Femmes philosophes et philosophie » (Hiver 2012).
En cours de rédaction : « Dictionnaire égoïste de la Philosophie ».
NOTE 2 – Musiques de l’émission
- Louis Armstrong, « Kiss of fire »
- Oscar Aleman, « Russian lullaby»
- Nina Simone, « Feeling good »
Et MERCI à Ana pour sa collaboration régulière et de qualité.
MERCI aussi à Philippe webmestre de haut niveau.
Michel Bernard