Claude Monet (Paris, 1840 – Giverny, 1926)
Eugène Boudin, l’Algérie, les années d’apprentissage
La formation artistique de Claude Monet est marquée par Eugène Boudin, un peintre précurseur qu’on oublie un peu trop souvent, ainsi que par les lumières et les couleurs des paysages d’Algérie qu’il découvre lors de son service militaire. Ses études à l’Académie Suisse et dans la banlieue parisienne interrompues en 1860 par son service militaire, se poursuivent en 1862 au sein de l’atelier de Gleyre. Il y fait la connaissance de Renoir, Sisley, Bazille puis Cézanne et Pissarro. Dès cette époque, Monet apparaît comme la personnalité clef du futur «groupe» impressionniste.
Pas d’école impressionniste
Les impressionnistes n’ont jamais constitué une école, telle qu’a pu l’être, par exemple, l’Ecole de Barbizon. L’originalité de ce mouvement est d’être né d’une révolte qui a conduit de jeunes peintres à organiser eux-mêmes des expositions pour présenter les œuvres au public, en supportant le risque financier. La principale raison qui a réuni des hommes aussi différents que Degas, Monet ou Renoir est le désir commun de rejeter la peinture officielle et de trouver une nouvelle manière de représenter le réel selon des critères esthétiques souvent proches. Monet est l’une des figures dont l’œuvre est inextricablement liée à ce mouvement.
Période d’Argenteuil (1872-1878) et Londres
L’été 1869, Monet et Renoir travaillent à Bougival, travail qui sera véritablement le moment d’éclosion de l’impressionnisme: dans Bain à la Grenouillère, Monet centre tout son tableau sur les reflets de l’eau, peints en touches fragmentées. À la fin de 1870, Monet rejoint pour quelques temps Pissarro à Londres où il peint des paysages de brume (Le Parlement de Londres), influencés par Turner.
De 1872 à 1878, Monet s’établit à Argenteuil, qui devient le foyer du mouvement : près de lui viennent travailler Renoir, Caillebotte et Manet. La période dite d’Argenteuil se caractérise par une fraîcheur de la vision, une subtilité de l’atmosphère, une intensité lumineuse, une évocation de la nature à la fois poétique et réaliste.
Le bateau
Monet se fait construire un bateau où il passe de longues heures à observer les effets lumineux le long de la Seine. La technique impressionniste trouve ici son application la plus parfaite : fragmentation des touches qui deviennent de petites virgules juxtaposées selon le principe du mélange optique des tons. C’est au même moment qu’il peint sa première série à partir de la gare Saint-Lazare. Durant cette période, Monet peint également, au Havre, la fameuse toile qui fit la renommée du groupe : Impression, soleil levant.
Période de Vétheuil (1878-1881)
Durant cette période, Monet souhaite désormais se faire l’interprète de la campagne. L’élément aquatique est certes toujours le favori, mais les champs, les arbres, le village, focalisent davantage son intérêt. Il traduit en petites touches juxtaposées, très morcelées, les sensations du vent sur les éléments : le feuillage, l’herbe, la surface de l’eau. Le thème de Vétheuil se décline selon les saisons et les endroits : Vétheuil en hiver, L’église de Vétheuil, Effet de neige , …
À partir de 1881, Monet choisit une voie de plus en plus personnelle et expose désormais seul.
Période de Giverny (1883-1926)
À ce moment de sa vie, Monet a enfin de l’argent et peut s’offrir une maison à Giverny. Il s’y installe et aménage son jardin avec un étang où il puisera les motifs de nombreuses toiles. Il entreprend simultanément en 1890 et 1891 deux séries : celle des Meules (que Kandinsky considère comme les pionnières de la peinture moderne) et celle des Peupliers au bord de l’Epte.
Pour ces séries dont l’étude première se porte sur les effets de la lumière, il travaille à plusieurs toiles successivement : chacune correspond à une ambiance lumineuse précise dont il étudie l’évolution. Il cherche à obtenir une peinture qui soit le reflet exact de la nature et non pas une image composite. Il réalise un peu plus tard une autre importante série, celle des Cathédrales et exécute une quarantaine de toiles d’après le grand portail de la Cathédrale de Rouen. Enfin, sa série la plus célèbre et probablement la plus aboutie autour des Nymphéas du bassin de Giverny, est réalisée sans relâche entre 1899 et 1926. Les cadrages se resserrent sur le motif et confèrent aux œuvres une dimension parfois presque abstraite. En 1918, à la demande Clemenceau, son grand ami, il est chargé de la décoration de l’Orangerie des Tuileries pour laquelle il peint d’immenses Nymphéas.
Monet en son temps
La seconde moitié du XIXe siècle est un temps charnière, un temps de passage entre le monde traditionnel ancien et le monde industriel bientôt moderne, et les artistes témoignent de cette métamorphose de la société.
Un homme comme Monet, né en 1840 (la même année que Zola) assiste à ce plongeon dans la modernité. Formé dans un univers qui va bientôt s’achever, il découvre dans le temps même où cela se crée, les nouvelles formes de vie qui vont façonner les hommes. Il ressent tout à la fois l’enthousiasme, la peur, l’incertitude, voire le désenchantement devant le monde qui s’installe. Monet et les artistes de son temps sont véritablement « impressionnés » par les mutations en cours. Impressionnés, c’est-à-dire – au sens strict – qu’ils sont, au plus profond d’eux-mêmes affectés par des sensations issues de leur environnement, et que cette affectation laisse des empreintes indélébiles.
Monet et les artistes de son temps. Enfin pas tous, car il y a ceux qui refusent la modernité ou bien ne la voient pas et choisissent de répéter inlassablement les formes académiques et les thèmes du passé.
Simplement Monet, Manet, et même Caillebotte sont autres. Le monde qui naît leur donne à voir un renouvellement quasi-total des formes plastiques du quotidien. On se rend compte difficilement aujourd’hui combien le Paris du baron Haussmann est différent, combien le chemin de fer, mais pas seulement lui, était déstabilisant pour des hommes nés en 1840. Il fallait s’accoutumer à la vitesse, à une autre perception de l’espace et du temps, à des formes d’architecture, à des bruits, à des couleurs, à des matières. Peut-on comprendre aujourd’hui ce que pouvait avoir de bouleversant les textures et couleurs de l’architecture métallique ?
Dans ce cadre sensitif, s’il est un symbole de cette mutation, c’est le train et la gare. La gare ? Il faut l’imaginer telle qu’elle était : une immense halle pleine de vapeur bruyante, d’escarbilles, de courants d’air, de lumière non encore électrique (la gare Saint-Lazare est éclairée à l’électricité en 1882), de sifflet des locomotives. Un monde étrange qui, tel un monstre grossit, enfle en permanence. La Gare Saint-Lazare que peint Monet est en fait la troisième gare Saint-Lazare construite. Voici, donc l’univers qui a donné naissances aux œuvres de Manet, Monet, et Caillebotte. Mais, en ce qui concerne les trains, le pionnier, c’est Turner qui, en 1844, expose Pluie, vapeur et vitesse, le chemin de fer de la Great Western à la Royal Academy. Dans une nuée humide et vaporeuse, un petit train avance dans la campagne. Nous sommes loin des trains et des gares de l’époque de Monet, mais l’essentiel de la modernité y est : la locomotive à vapeur, la « vitesse ».
Zola écrit à propos des toiles de 1877 : « Là est aujourd’hui la peinture », « Nos artistes doivent trouver la poésie des gares comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves ». Il disait aussi qu’il entendait le grondement des trains dans les toiles de Monet. C’est plutôt le grondement d’un univers dévoreur que l’on entend. Un univers qui allie le tourbillon du mouvement, de la vitesse au graphisme épuré du chemin de fer et à la géométrie carcérale de l’architecture métallique. Quelque chose d’admirable, mais qui suscite très vite l’angoisse, la solitude. Dans ce monde métamorphosé peint par Monet, les formes sont évanescentes, traduites par des taches de couleur, les nuages de fumée et de vapeur dissimulent l’arrière-plan et contrastent avec la rigueur de la perspective et les lignes droites de la verrière. Les figures humaines sont réduites à de simples silhouettes traduites par des touches colorées concentrées sur la droite de la composition. Un puzzle de sensations colorées structure la toile. Une lumière chaude filtre à travers la verrière de la halle. Une peinture nouvelle, un monde nouveau.
Une expérience pour conclure
Il y a les œuvres et ceux qui regardent les œuvres. Je m’amuse souvent à visiter musées et expositions sans regarder les œuvres mais simplement à regarder et écouter les visiteurs. Généralement, je sors de ce genre de visite assez déprimé.
Il y a cette famille : Madame, Monsieur, les deux enfants qui manifestement s’ennuient et commencent à s’agiter. Toute la famille est sur son trente et un. Monsieur pérore sur les Impressionnistes, il sait tout sur tout et explique un tableau en un clin d’œil. Il parle de façon à faire bénéficier tous les visiteurs de son savoir. Il est plein de suffisance et débite des erreurs et des incongruités avec cette certitude propre à ceux qui confondent le savoir avec le pouvoir. Madame écoute religieusement, admirative de son mari. Ou alors, elle fait semblant. Cela semble tellement lui faire plaisir à cet homme, cette domination qu’il croit exercer.
Il y a ce couple, un peu âgé, qui avance dans la galerie comme on fait une balade. De temps en temps, il s’arrête devant une œuvre. Et alors, commence un étrange ballet. D’abord, il regarde à distance, puis d’un commun accord s’approche du cartel, le lit, se recule et regarde le tableau ou la sculpture d’un autre œil. Le cartel les sécurise et les guide : ils ont le nom de l’auteur et le sujet de l’œuvre, la date aussi. Un jour, j’ai vu un couple en arrêt devant ce qui était manifestement une « femme au bain ». Ils ont regardé, se sont approchés du cartel et ont lu « femme au bain ». Ils se sont reculés un peu et le Monsieur a dit : « c’est une femme au bain ». Ouf, le cartel avait confirmé l’évidence, et donc, ils avaient bien vu : c’était une femme au bain ! Et … :
« Tu vois, à cette époque, ils avaient des baignoires
– Oui, mais pas de robinets
– On devait verser l’eau chaude avec un seau
– pas pratique
– quand j’étais enfant, en vacances, on me lavait dans un baquet, un tub. Il n’y avait pas de salle de bain à la campagne, on se débarbouillait sur l’évier.
– elle se lave avec une éponge
– ce n’est pas très hygiénique les éponges … heu, tu crois que c’est une éponge ? »
Et la conversation a continué sur les avantages « quand même » du monde moderne.
Pas un mot sur la femme, sa carnation, sa pose, son visage, la couleur de ses cheveux, sur ce qu’avait peut-être voulu faire le peintre. Pourquoi peindre une femme dans son bain ?
Et puis, il y a Monet! un couple devant une des œuvres de Monet:
« Ça ressemble au jardin de ta tante Isabelle
– Oui ; mais son jardin est quand même mieux entretenu, ici, c’est une peu fouillis toutes ces fleurs, ces plantes. La tante, elle a toujours le sens des choses, les fleurs, elles sont plantées là où il faut.
– Et puis, les fleurs, elles sont trop vives, on n’a jamais vu des fleurs avec de telles couleurs ; ça fait un peu vulgaire.
– Oui, c’est ce que nous avons dit à tante Isabelle, tu te souviens, ses glaïeuls avaient des couleurs vulgaires.
– elle ne devrait pas laisser le lierre envahir les murs de la maison, c’est mauvais pour la pierre surtout que c’est de la pierre meulière
– et puis ça amène l’humidité et les bêtes
– c’est qui le peintre ? (la dame s’approche cartel)
– Claude Monet. »
Ne croyez pas que je me moque, loin de là : je constate et je sais bien que tous ces gens, c’est moi, c’est vous.
Et enfin, il y a cet homme (ou cette femme), en arrêt devant une œuvre de Monet. Il ne va pas lire le cartel, il est là, il regarde, fasciné, extatique, bouleversé. Parfois d’autres visiteurs le bousculent, mais il ne le sent pas. Il est seul dans le musée, aucun bruit ne l’atteint, aucune parole ne le dérange : il regarde et mène son dialogue silencieux avec l’œuvre. Au bout d’un certain temps la visiteuse ou le visiteur se détache de l’œuvre et s’en va lentement à la rencontre d’autres œuvres. A la rencontre … Une peinture, c’est comme une partition de musique : l’œuvre est là, mais elle reste muette tant qu’elle n’est pas interprétée. C’est le couple compositeur – interprète qui fait naître la musique, qui la fait exister. Pour une peinture, ou toute œuvre d’art, qu’elle soit architecture, jardin, objet, c’est la même chose : c’est le couple artiste – spectateur qui, en quelque sorte, « crée » l’œuvre.
François Lupu, Saint Amand-Montrond et Sylvia Bel,le 15 Avril 2016